Comme un i minuscule
Une fois de plus, le blog de Délia ne veut pas de moi. Alors je vais commenter ici.
J'ai connu tout ce que tu décris, Délia, d'ailleurs ça me fait drôle d'être ainsi replongée dans mon enfance. Il n'y a que les mots qui changent, car les mots que tu utilises, je ne les connais pas.
Ce qui m'a le plus marquée c'est le moulin à café, j'avais le privilège extrême de le moudre, de tourner la manivelle dont tu parles, et de recueillir la poudre dans son petit tiroir, quelle odeur enivrante ! je ne l'ai jamais oubliée et j'aime toujours autant l'odeur du café !
Ma mère aussi était une tricoteuse née. Elle nous habillait des pieds à la tête, elle habillait même nos poupées ! nous n'étions pourtant que trois, la moitié de chez toi, ma mère ne voulait pas d'enfants, les enfants c'est une chaîne, ma mère ne voulait pas être enchaînée. Elle disait à mon père "Tous les enfants que tu me feras tu t'en occuperas !".
Je me rends compte avec le recul qu'elle était avant-gardiste ma mère, que c'était une rebelle.
Franchement, fallait-il qu'elle l'aime, cet homme-là, pour que par amour de lui elle s'assoit sur son indépendance, sur sa personnalité, sur ses libertés ! car nos mères, elles n'étaient que la femme de leur mari. Si le mari était cool – je suppose que ça existait – ça allait.
S'il était dur ..
Parfois, ma mère venait dans notre chambre, là où tous les soirs, mon père s'enfermait avec ma sœur et avec moi. En fait, elle ne venait que quand ma sœur criait. Elle s'interposait entre sa fille, sa petite fille dressée comme un i minuscule, et mon père, cet homme qu'elle aimait. Elle n'était pas bien grande, ma mère, et j'imagine comme son cœur battait à la volée à cause de l'effort inouï qu'elle faisait : oser tenir tête à son mari, essayer de nous défendre, sans qu'il voie à quel point elle tremblait. Enfin je dis nous, mais avec moi ça n'arrivait pas, je ne criais pas, je pleurais beaucoup, très silencieusement. Mais je ne criais pas.
Alors ma sœur, ma toute petite sœur, poussait doucement Maman vers la porte de la chambre. Elle toisait mon père, elle lui disait "tu fais ce que tu veux avec moi mais tu touches pas à maman".
Mais je cause, je cause, et je ne réponds pas aux questions ..
Je m'appelle N. J'aime ce prénom parce que je sais que maman l'a choisi avec soin. Elle voulait un prénom rare, et de fait, ce prénom était peu courant, voire complètement nouveau, au moment où je suis née.
J'aime mon prénom parce que je sais que mes parents étaient heureux quand je suis née, que je suis devenue leur priorité, et ce, malgré tous les malgré ..
Un jour, c'était au début de mon temps à l'École Normale, j'ai eu un malaise. J'avais tout le temps des malaises quand j'étais gamine, ça a commencé pour mes 2 ans, je tombais par terre, plop, les gens autour s'affolaient "qu'est-ce qui se passe, elle est morte !?", ma mère tranquillou répondait "oh c'est rien, elle fait ça tout le temps .."
Le drôle de l'histoire, c'est que pour me faire revenir à moi, mon père me filait des baffes .. enfin des petites baffes, hein. Des baffes d'amour, en somme.
Remarquez, les autres, c'était aussi des baffes d'amour. C'est pour ça que c'est si, si, si difficile, après, d'expliquer que j'aimais mon père, que c'est le seul homme que j'ai jamais aimé.
Donc, j'avais eu un malaise. J'étais libre, pourtant ! Une chose que je ne savais même pas que ça existait ! Je venais d'être admise à l'EN, puisqu'à cette époque lointaine des dinosaures on pouvait l'être après la 3e, j'étais interne (ce qui n'existe plus non plus), et je n'avais plus mon père sur le dos ! Je-n'avais-plus-mon-père-sur-le-dos ! Un conte de fée !
Ben même pas.
D'abord, j'avais abandonné ma sœur. Ce n'était pas conscient bien sûr, et je ne l'ai réalisé que mille ans plus tard, à la mort de ma mère, quand ma sœur, pendant toute la nuit qui a suivi, m'a déballé entre deux verres de rouge tout ce que je n'avais jamais su. Ses fugues après mon départ à l'EN – elle avait 12 ans à l'époque – sa nuit avec un clochard qu'elle ne voulait plus quitter tellement elle se sentait bien .. Mais les gendarmes l'avaient retrouvée - mutisme total de la frangine, comme d'hab - et ramenée chez mes parents.
Pas envie de raconter la suite.
Et donc je ressentais, malgré le fait que j'avais l'impression d'être au Paradis, je me sentais, comment dire, coupable. Pas bien. En tout cas, pas aussi bien qu'on est censée l'être au Paradis.
J'étais à l'infirmerie de l'école. Déjà, j'étais très surprise qu'on en fasse tout un pataquès. L'infirmière était adorable, elle me posait des questions, s'intéressait, je suppose que j'avais répondu quelque chose, mais quoi ? Pas l'essentiel c'est sûr. L'essentiel, personne n'en parlait. Ni la famille, ni les voisins quand ma sœur appelait au secours, ni l'école quand elle se pointait avec un œil au beurre noir et une dent cassée. Une dent de lait, mais quand même.
Je suis à l'infirmerie. Le docteur vient me voir. Un docteur ! J'en étais comme deux ronds de plan.
Il me prend la main. Ou peut-être pas, ça ne devait pas trop se faire à l'époque, mais dans mon souvenir, "il me prend la main".
Il est doux, bienveillant. Je ne connaissais même pas le mot à ce moment-là, surtout au masculin !
Et il essuie mes larmes.
Et il est rassurant.
Il dit :
"Sais-tu ce que signifie N ? N, cela veut dire : espérance" ...