On ne sait jamais rien des choses
Aujourd'hui j'ai envie de parler de ma grand-mère, celle qui m'a appris ce qu'est l'amour. La grand-mère dont le fils nous giflait à toute volée et qui repartait alors de chez nous en pleurant à chaudes larmes. Comment avait-elle pu engendrer un fils aussi brutal, elle qui savait si bien aimer ?
Dit comme ça, mon père paraît terrifiant. Mais la vie m'a appris que rien n'est jamais si simple, et qu'il faut bien se garder de juger. Je n'étais pas dans sa peau, encore moins dans sa tête, je ne savais pas, je ne savais rien. Mon père ne parlait pas, le peu que je sais de lui, je l'ai appris de la bouche de sa mère ou de la mienne. Autant dire ..
Mais revenons à ma grand-mère. Elle a été ma première maman, et peut être même ma seule maman. Pardon, Maman, hein, mais tu vois ce que je veux dire. On s'en dit, des choses, toi et moi, depuis que tu n'es plus là. On a fait la paix, enfin, surtout moi. Et je te demande pardon, infiniment pardon, pour tout ce que je n'ai pas compris, aveuglée que j'étais par mon immense, intarissable, inassouvissable, insatiable besoin d'amour.
Mais tu comprends, ta belle-mère me le donnait. Elle me prenait sur ses genoux, et elle chantait "On n'a qu'une mamy, on a deux mamans !".
Elle me serrait dans ses bras, elle m'embrassait, j'étais sa déesse, sa plus belle, sa plus sage. C'est vrai que j'étais sage, mais bon.
Elle me montrait des choses, elle m'apprenait des choses, elle avait éduqué ses fils très jeunes (c'était la guerre quand mon père était petit, et mon grand-père était prisonnier en Allemagne), elle avait éduqué ses fils très jeunes disais-je, à l'aider à faire tout un tas de choses avant d'aller à l'école, à être autonomes.
Tu ne m'as jamais rien appris Maman. Quand j'ai eu ma grande, c'est mamy qui m'a montré comment la changer, comment lui donner le bib sans la réveiller, tout doucement, comment frotter son petit ventre quand elle avait des coliques.
C'est drôle, en fait je ne voulais pas parler de ça en commençant à écrire. Je voulais juste dire que c'est ma grand-mère, pure Francilienne puisque née en Île-de-France, et toute sa lignée maternelle avec, qui m'a appris les quelques mots de chti que je connais. J'adorais qu'elle me parle chti.
Elle parlait un peu chti parce que les siens avaient quitté l'Île-de-France au début de la Première Guerre, au moment où son père, Belge, avait été licencié des Galeries Lafayette où il travaillait comme interprète parce qu'il était étranger. Il avait retrouvé un boulot dans un coin du nord de la France complètement paumé et c'est d'ailleurs pour ça que je suis là.
Mais ne brûlons pas les étapes.
C'est à ce moment du récit que se placent les terrils, transformés en terrains de jeux consistant à ramasser, dès les premières heures de la journée, les morceaux de charbon rejetés de la mine et qui servent à chauffer la maison. Ma grand-mère n'est qu'une petite fille alors, elle et ses sœurs ont la figure et le tour des yeux tout noirs, car le charbon imprègne les pores et s’incruste partout ! Mais elle est fière de ce charbon récupéré que leurs parents n’auront pas à acheter. Le charbon c’est magnifique ! Il y en a de toutes sortes : du gras, du maigre, des gros (qu’on appelle des gaillettes), des galets avec des feuilles incrustées ! Elle pourrait presque s’en faire un collier !
Qui de nos jours s'extasie sur du charbon ?
En deuxième vient la rencontre de ma grand-mère (15 ans) avec mon grand-père (17) et la venue de leur fils aîné, puisque ces deux-là s'aimèrent comme on s'aime depuis la nuit des temps, sauf qu'il n'y avait pas encore de pilule contraceptive. Et bien entendu, ce qui devait arriver arrive, sous forme de menstruatum interruptus merdouilloum…
Je ne me lassais pas d'écouter ma grand-mère me raconter le moment où sa mère l'avait prise par la main pour aller exprimer ses revendications matrimoniales aux pieds d'Olympe (franchement, qui s'appelle encore Olympe?), celle qui visiblement n'est pas du tout décidée à devenir ma future arrière-grand-mère. Le dragon, qu'on l'appelait dans la famille.
Olympe ne parle que chti, et, dévoilant une quantité phénoménale de dents, c'est là qu'à mes oreilles émerveillées Mamy me répète pour la dix-millième fois la réponse qu'elle lui avait faite : "Min garchon est trop jeune pour che marier, il doit vivre chô vie! Ch'lôché min coq, fallô rintrer v'poules! "
Et effectivement, mon grand-père continue à vivre sa vie de patachon, même après la naissance de mon père ! Oh, pour ça, il est loyal et franc mon grand-père, on ne s'ennuie pas avec lui ! Et en amour, il aime pour la vie ! Seulement voilà, il aime souvent ..
Pauvre Mamy, elle qui en était folle ..
Après le décès de mon grand-père, Maman m'a donné tous ses papiers. Il n'y avait qu'une seule photo dans le portefeuille de mon grand-père ..
lui avec sa femme
mon père qui avait environ 3 ans sur ses genoux
On ne sait jamais rien des choses ..