Ambre est née il y a trente-quatre ans. C’était une période de ma vie où j’étais encore jeune et belle, enfin, surtout jeune. (Ceci dit, assez bizarrement, je ne sens pas vraiment de différence entre avant et maintenant. Pourtant, de l’avis général, je ne suis plus particulièrement jeune. Et de l’avis de mes descendants mâles, je suis même carrément des temps préhistoriques. Mais bref.)
Or donc, j’étais jeune. Et belle. Et patiente, et tout et tout, enfin quasi comme maintenant, mais en moins vieille.
Je vivais encore avec le père de mes filles, qui, à l’occasion, savait se dévouer pour aller travailler. Oui, il pouvait le faire. On sait depuis longtemps que c’est un truc de ouf, cette histoire de travail, qu’on ne dira jamais assez tout ce que les hommes endurent, tout ce qu’ils continuent d’endurer à cause du travail, le réveil inhumain dans l’aube glacée du petit matin, la tartine qui se coince dans le grille-pain, appareil complexe s’il en est, alors que les femmes sont tellement rôdées pour abattre un boulot de dingue que c’est à se demander pourquoi elles ne bossent pas toutes, elles, pendant que les mecs resteraient tranquilles chez eux !
Mais ne revenons pas sur cette inhumaine injustice, mais plutôt sur le fait que mon ex avait super bien intégré la chose et qu’il était plus souvent à la maison avec ses potes qu’au boulot où, dixit, rien n’était prévu pour son épanouissement personnel.
Pour dire à quel point je suis une mauvaise langue, justement à ce moment-là il travaillait. Il était "animatrice sur minitel" (rien qu’en écrivant le mot minitel, je me dis : purée, oui, je suis du temps des dinosaures !)
Que je vous narre la chose : il s’était fait pistonner par une copine qui travaillait dans une super grande boîte parisienne que je ne nommerai pas, et cette grande boîte avait plusieurs "serveurs" (je crois qu’on disait comme ça) dont un, "rose".
Le boulot de mon époux consistait à se connecter sur le site en se faisant passer pour une nana et à amadouer les mecs pour les faire rester branchés le plus longtemps possible. Je suppose qu’il avait trouvé là moyen d’épanouir sa part féminine, à défaut d’épanouir les autres.
Un jour, il ramène du travail à la maison : un minitel marron, gros truc lourd, avec un clavier qui se rabat en faisant un gros clac. Et il me dit : "Chérie, je me débrouille comme un pied, va falloir que tu m'aides. Ça va être un jeu d’enfant pour toi, avec ton imagination délirante !"
"Imagination délirante ? Comment ça, imagination délirante ? Moi qui suis si posée ?" lui fais-je en relevant le menton, digne, avant de disparaître dans ma cuisine en dansant.
Mais je ne suis qu’une faible femme, toute friable, un morceau de craie, que dis-je, de la craie : de la terre glaise. On me façonne, je fais. Trois secondes plus tard je suis connectée, prête à me dévouer corps et âme.
Pour commencer, on me demande un pseudo.
Un PSEU-DO ? Quid ? Veni vedi pseudi ?
"Il faut que tu t’inventes un nom", m’explique mon ex, vautré sur le canapé, tirant sur le gros pétard qu’il vient de s’allumer, "tu t’inventes un nom, tu t’inventes une vie, longue et bien remplie de préférence. Et tu leur racontes, avec les détails".
Bon.
J'avais choisi Aïcha comme nom, celui que voulait me donner mon père. Du coup, on me prenait pour une gazelle à la peau dorée comme le miel et on me parlait à l’occasion dans un charabia que je ne maîtrisais pas. Mais bon.
Quelques jours plus tard, mon ex a été promu chef du service des anims. Il faut croire que ma "longue vie bien remplie" avait plu ..
Le changement d’herbage réjouit les veaux, comme disait ma grand-mère, et là-dessus, mon ex devenu chef est parti voir ailleurs si j’y étais, me laissant comme cadeau d’adieu toutes les factures à payer, y compris celle du minitel, qui faisait quatre fois le SMIC. C’est vous dire si ça m’a déprimé grave. Grave mais pas longtemps. Car dans sa mansuétude, mon futur ex m’avait aussi laissé le moyen de les régler (les factures) (il avait un bon fond, quand même), à savoir les coordonnées d’une toute petite "messagerie" qui débutait et qui cherchait une animatrice pour lancer leur site convivial.
Je me suis pointée un soir, parce que la journée, je donnais des cours. C’était en décembre il m’en souvient, et en trois minutes c’était plié : je commençais le lendemain. Du coup, je faisais des journées doubles, parce qu’en rentrant, il fallait que je donne les cours que je ne donnais plus la journée.
C'est là que je me suis cherché un autre pseudo que Aïcha.
Il se trouve qu'à cette période je me parfumais avec de la noix de coco, de la vanille, ou bien de l'ambre. Mon surnom est venu de là.
Au début, j’ai été très déçue par le job. Je l’avais découvert par le serveur sur lequel bossait mon mari, très connu (je parle du serveur) et où il y avait plein de monde. Alors que là, je me retrouvais sur un truc où il n’y avait pas un chat (ce qui était normal vous allez me dire, vu que mon boulot consistait à les faire venir (les chats)).
Petit à petit, il y a eu des fidèles, plein, beaucoup ! C’était la fête, et la boîte a embauché une deuxième animatrice. On s’est tout de suite entendues comme larronnes en foire ! La secrétaire qui travaillait dans la même pièce que nous disait que jamais de sa longue vie de secrétaire dans cette boîte elle n’avait connu d’animatrices aussi joyeuses.
Peu après, j'ai rencontré l’amie qui m’appelait Neige.
Et c'est comme ça qu'Ambre est devenue Ambreneige, surtout que je trouvais que ça traduisait bien mon humaine dualité tout/rien, chaud/froid.
Et voilà ! Vous savez tout !
Enfin .. presque
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