Il y a une chose qui m’a marquée lorsque j’étais gamine, c’est ma grand-mère qui me répétait inlassablement le regret qu’elle avait de n’être pas allée à l’école.
Non mais, vous imaginez, aujourd'hui, un de nos jeunes nous dire : "Ouaich, Man! M'empêche pas d'aller à l'école, kômême !!" ?
Mon aïeule avait eu une nombreuse fratrie, et sa mère, pour mettre un peu de beurre dans les épinards, prenait des nourrissons (elle en a eu 32 en tout !) c’est-à-dire qu’elle nourrissait au sein des nouveau-nés que leur propre maman ne pouvait allaiter. Cette plaisanterie pouvait durer deux années, voire plus, si bien que la maison ne désemplissait pas. Avec une telle marmaille l’ouvrage ne manquait pas, et c’est la raison pour laquelle mon arrière-grand-mère gardait sa fille à la maison pour l'aider. Ça serait aujourd’hui, clair, elle aurait été dénoncée aux services sociaux ! Mais les services sociaux n’existaient pas, et c’est comme ça que devenue grand-mère la mienne lorgnait sur mes cahiers avec dans ses tendres yeux bleus toute la tristesse du monde.
De la tristesse, ma foi elle en a connu dans sa vie, même si, comme elle disait, elle était "dure au mal".
Ça avait commencé avec son premier amour, qui s’est avéré être aussi le dernier.
À la période qu’on appelle aujourd’hui adolescence, elle est tombée folle amoureuse de celui qui deviendrait mon grand-père, amoureuse et accessoirement un peu enceinte. À quinze ans, c’était une pure blonde à la peau diaphane avec de grands yeux azur. Des yeux de myope. Ce sont les plus doux, m’a-t-on souvent dit.
Quinze ans, donc. Et cet air que certains ados d’aujourd’hui arborent à grand renfort d’ecstasy, ma Mamy l’avait naturellement : regard rêveur, transparent, pailleté d’étoiles.
Mon grand-père maintenant : le Don Juan du coin. Dix-sept ans, le cheveu noir, hérité peut-être d’une lointaine, mais noble, cousine basque, l’œil de braise, le menton fier, un je ne sais quoi d’altier dans le port de tête. Le genre de celui qui a gagné le gros lot à la loterie génétique. Tous les attributs que l’on croyait morts avec Arthur et les Chevaliers de la Table Ronde, mon futur grand-père les a. Ajoutez à cela une loyauté sans faille, gourmand de la vie, en toutes circonstances il va droit au but. Il ne s’embarrasse jamais de fioritures, et même s’amuse à surprendre, voire à choquer : maintenant vous avez une petite idée de l’homme que fut mon grand-père. Que dire encore ? qu’il était impulsif, impatient, que ses colères étaient pourtant vite oubliées, qu’il était incapable de rancune et surtout d’hypocrisie. Oui, mon grand-père était tout, sauf ennuyeux.
Certes, ma grand-mère en a fait les frais, car en amour, s'il aimait pour la vie, le problème, c'est qu'il aimait souvent ..
Mais revenons à la rencontre de nos ados d'un ancien temps.
Au cours d’un bal. Bien sûr, comme ma Mamy n’a que quinze ans, son grand frère la chaperonne... Mais bon, il faut croire que des obligations l’ont appelé ailleurs, le grand frère, parce qu’aussi sec, mes futurs grands-parents qui sont pourtant bien jeunes se connaissent (au sens biblique, veux-je dire). Et se mettent à ne plus voyager que sur une mer de phéromones. C’est ma grand-mère, surtout, qui n’arrive plus à atterrir. Genre de petite nana à avoir avalé le résumé de Roméo et Juliette. Le bout de ses doigts, de son cœur, de son esprit, la moelle de ses os semblent complètement imprégnés de lui. Il est devenu sa première et sa dernière pensée de la journée.
Et bien entendu, ce qui devait arriver arrive. Sous forme de menstruatum interruptus merdouilloum. En trois jours de temps, les valises sous les yeux de ma Mamy ressemblent aux autoroutes qui ne sont pas encore construites dans le coin.
La mère de ma grand-mère est du genre pragmatique : elle attrape sa blondinette par la main et va aussi sec exprimer ses revendications matrimoniales aux pieds d’Olympe (ma future arrière-grand-mère).
J’avoue : déjà rien que son nom fait frémir.
Olympe éclate de rire, dévoilant une quantité phénoménale de dents. Comme elle parle chtimi, la traduction approximative donne ceci : "Min garchon est trop jeune pour se marier, il doit vivre so vie ! J’ai lâché min coq, fallo rintrer vos poules !"
Et elle conclut l’entretien par un sourire rectangulaire.
Ma petite Mamy s’effondre dans un torrent de larmes. Ça lui sort par les yeux, par le nez, par les oreilles (si, si).
Au terme des neuf mois réglementaires, et même plus précisément de huit mois, un fils vient au monde, qu’on n’appellera jamais autrement que Pépette (poupée) car mon grand-père a toujours voulu une fille !
Mais l’homme qu'il fut vit dans le présent. C’est ce qui fait sa force. C’est ce qui lui permet de toujours repartir, de redémarrer avec un enthousiasme intact. Il marche à grands pas rapides, se tenant très droit, le nez au vent et la tête rejetée en arrière. Son regard est franc, sa poignée de main énergique. Un tic ? il aime se passer la main dans les cheveux, qu’il a drus. Il est toujours en mouvement.
Alors, même si aujourd’hui il n’a que dix-neuf ans et que cela va changer tout le cours de sa vie, il ne pense pas au futur : deux ans après la naissance de son fils, il finit par épouser la blondinette qui le lui a donné, comme l’exige son père. Et n’en continue pas moins de vivre sa vie "de jeune homme". Car mon grand-père a besoin de se sentir libre. Toujours.
En août 1933, ma grand-mère qui a 24 ans est de nouveau enceinte. Elle veut "faire passer" le bébé, comme elle l’a fait pour tous les autres. L’amour qu’elle vit avec son bien-aimé est à l’image du couple qu’ils forment : pétri d’orages, de discussions houleuses, d’obstacles. Si c’est la paix, c’est une paix armée. Ou mieux : l’armistice entre deux combats.
Ma grand-mère jeunette navigue dans le tout ou rien. Elle serait capable de manifester un dévouement aveugle à son mari, seulement voilà : cet homme-là tient à sa chère autonomie et Mamy ne se sent ni respectée, ni acceptée. Mais mon grand-père est entier. Il ne tergiverse pas : il veut des enfants, beaucoup d’enfants. Il pense comme son père que les enfants, c’est la vie. Alors, il en fait à sa femme.
La mère de ma grand-mère (la nourrice), si maternelle, essaie aussi de convaincre sa fille. "Garde le bébé, je l’élèverai..".
Mamy ne veut rien savoir. Elle saute dans les escaliers avec le secret espoir que l’enfant va se "décrocher".
A-t-il fallu qu’il ait envie de vivre, mon père, pour naître quand même envers et contre tout ?
Pendant ce temps, en Allemagne se profilent des événements extrêmement inquiétants. En 39, mon grand-père est mobilisé. Les gens s’enfuient sur les routes, se cachent, n’importe où, la tête folle, les yeux perdus. Marcher, jusqu’où ? ne pas s’arrêter tant que l’insupportable bruit de mort subsiste, tant que les avions piquent, que les chars mitraillent. Les enfants, les femmes tués au passage des ponts. On ne connaît même pas leurs noms. Ils n’ont pas d’identité, pas de visage.
Le flot des réfugiés grossit chaque jour. Les Allemands détruisent tout sur leur passage ! Il faut fuir pour échapper aux "Boches", tout ce qui peut rouler est utilisé : automobile, chariot, brouette, bicyclette, voiture d’enfant ..
En juin 1940, mon grand-père est capturé en Alsace, où il reste près de deux mois, puis emmené dans le stalag de Dortmund en Allemagne. À son arrivée, il est fouillé, on lui confisque ses papiers, on l’envoie prendre une douche de désinfection puis il est pris en photo. On lui donne une plaque avec un numéro matricule qu’il devra toujours avoir sur lui, de jour comme de nuit. Sur la plaque est marquée le nom du stalag (VI/D) et son n° de matricule : 24143.
Il restera dans ce camp trois longues années, trois années qui vont agir sur lui, lui l’amoureux de la liberté, lui pour qui l’indépendance est toute sa vie, comme un poison subtil. Quand il reviendra auprès des siens, ce sera un autre homme, transformé à jamais. Lui si léger, lui qui aime tant la vie, le voilà violent, suspicieux, jaloux, taciturne, enfermé dans une souffrance que rien ne peut soulager.
Pour ma grand-mère, pendant ce temps, la vie est dure. Seule pour élever ses deux fils, elle passe son temps à la table à repasser (elle tient une teinturerie). Ah, le travail ne lui fait pas peur ! Et c’est la leçon que retiennent ses garçons, mon père, du haut de ses 5 ans, et Pépette, qui en a 13. Eh oui, ma Mamy si chaleureuse n’est pas une tendre maman. Elle n’a pas le temps. La guerre lui a volé son mari, il faut que l’argent rentre, les temps sont durs avec toutes les restrictions imposées par les Allemands qui permettent à peine d’acheter de quoi se nourrir. On manque de tout, car une grande partie de la production française est réquisitionnée pour les soldats allemands mais aussi pour la population en Allemagne. Il y a bien le marché noir, mais ça coûte cher. Il faut donc travailler. La boucle est bouclée.
Et puis il y a la peur : la peur des bombardements, mais surtout la peur des violences commises par les Allemands. Si Pétain collabore avec l’Allemagne, le Général de Gaulle, lui, pense que la défaite de la France n’est pas définitive. Le 18 juin 1940, il lance, de Londres, un appel à la résistance des Français. Il les encourage à venir le rejoindre pour continuer le combat contre l’Allemagne nazie. Peu nombreux, ces hommes forment les Forces Françaises Libres. Ils combattent durant toute la Seconde Guerre mondiale aux côtés des Anglais. D’autres personnes décident de continuer le combat sur le sol français, comme mon oncle Pépette qui a alors quinze ans.
Ces activités sont dangereuses car les hommes de la Résistance sont impitoyablement pourchassés par les polices françaises et allemandes. Ceux qui sont capturés sont exécutés ou envoyés en Allemagne dans des prisons ou des camps de concentration.
mes grands-parents et mon père, 2 ans
Mon grand-père est libéré en juillet 43. Les retrouvailles sont à la hauteur des souffrances de chacun. Mon grand-père a quitté deux garçons de 5 et 13 ans, il retrouve deux étrangers qui en ont 9 et 17, et dont l’aîné le toise, lui qui a su ne pas baisser la tête devant l’ennemi.
La violence surgit dans le foyer, avec son cortège de souffrances ...