Avec un rire et avec une larme
Il était une fois une petite fille. Elle avait, je ne sais pas, moi .. Deux-trois ans. Elle jouait tranquillement dans son coin, sans faire de bruit, avec des pinces à linge qui devenaient tantôt des bonshommes (elle leur flanquait sur le crâne un bouchon de vin Kiravi en guise de chapeau), tantôt des bateaux.. De ces bateaux dont elle rêvait déjà qu’ils l’emmènent loin..
Il faisait chaud dans la pièce, qui était en fait l'arrière-boutique où travaillait sa grand-mère, teinturière de son état et qui repassait vingt-deux heures sur vingt-quatre, comme elle disait....
À l'étage, la maman travaillait aussi. Elle confectionnait des petits objets en cuir, c'était son métier, elle était gainière. Comme elle était payée à la pièce, il lui fallait donc en confectionner le plus grand nombre possible, pendant que sa deuxième fillette, un poupon tout en blondeur et en rondeurs, attendait plus ou moins sagement dans le berceau.
La petite fille se sentait seule. Sauf qu’elle ne savait pas que c’était de la solitude. Il y avait bien Dominique, le fils de l’ouvrière de la grand-mère. Il venait de temps en temps, mais c’était un "grand" et ils n’avaient pas grand-chose à partager, même si quelques années plus tard c’est lui qui l’initierait au fameux jeu du Cochon !
Mais pour l’instant, la petite fille jouait seule avec ses pinces à linge. Elle aimait beaucoup sa solitude. C’était une forme de liberté.
Parfois, elle se glissait jusqu’à la chambre que ses grands-parents cédaient à la maman pour qu’elle y dorme avec les petites, le papa étant à la guerre.
Dans cette chambre, sur le jeté de lit rose, il y avait quelque chose de particulier : assise sur le lit, immobile et majestueuse, se tenait une poupée de porcelaine.
Cette poupée fascinait la petite fille. Elle avait de grands yeux clairs, des boucles blondes qui ondulaient sur ses épaules et dans son dos. Elle était belle cette poupée, incroyablement belle. On aurait dit une princesse. Ou une fée.
La petite fille se mit à rêver d’elle. Toute éveillée, veux-je dire. Elle lui fabriquait une vie. De douce fée, la poupée s’était mise à devenir rebelle.
Quelques temps plus tard, ses parents emménagèrent dans leur propre logement. La poupée, qui était toujours dans les rêves de la petite fille, elle aussi avait déménagé : elle s’était enfuie du château où elle était née et habitait maintenant une cabane qu’elle avait construite elle-même (un peu comme dans l’histoire des Trois Petits Cochons), qu’elle aménageait au gré de ce qu’offrait la Nature, telle Ayla, l'héroïne des "Enfants de la Terre".
Car avec le nouveau logement étaient venus les premiers coups, les premières larmes.
Ce n’était pas grave, parce qu’Ayla était à ses côtés le soir, lorsque la petite fille s’endormait avec ses joues en feu et son gros chagrin. Elle ne la quittait jamais.
Avec le nouveau logement étaient venus aussi les premières joies, les premiers rires, les premiers voyages en Italie. Car la vie, ce n’est jamais tout blanc ou tout noir. La vie, c’est un sentiment si fort, si grand, si serein, qu’il est impossible de l’exprimer avec des mots. La petite fille essayait bien, mais elle n’y parvenait pas. Elle ne pouvait que ressentir, se laisser remplir par ce sentiment d'élation qui donnait à sa poitrine l'envie d'exploser. Et sa peau se couvrait de frissons, tant être en vie la rendait heureuse.
Malgré les gifles.
Malgré les larmes.
Malgré tous les malgré.
Plus tard, bien plus tard, la petite fille devenue grande allait enfin croiser ces mots qu’elle-même n’avait pas su trouver :
‘‘ Lorsque le premier convoi* est passé entre nos mains, nous avons cru un moment ne plus pouvoir jamais rire ou être gai, nous nous sommes sentis changés en d’autres êtres, soudain vieillis. Mais ensuite, lorsqu’on revient parmi les hommes, il y a de la vie et la vie est toujours là dans ses innombrables nuances, avec un rire et avec une larme."
Etty Hillesum, Lettres de Westerbork.
* pour le camp de concentration