Arrête de te plaindre
En temps habituel, je vis au rythme de mes activités quotidiennes. Maintenant que les journées se suivent et se ressemblent, je me surprends à ne plus savoir spontanément quel jour on est. Ça me manque de marcher, mais plus encore de nager. J’essaie de ne pas y penser, mais mon corps n’est pas content et n’arrête pas de râler.
Ma tête lui dit : arrête de te plaindre, tu fais partie des privilégiés. Tu as un toit sur la tête, ce qui n’a pas toujours été le cas! Enfin quand même pas, mais disons que je sais ce qu’est la précarité, que j’ai connue à une époque où le RSA n’existait pas. Pendant plus d’un an (de mémoire) sans autres ressources que les cours que je donnais à la maison au noir, je n’ai obtenu pour mes filles qu’une aide alimentaire de trois mois (la somme allouée était à leur nom) de la part de la DDASS (de mémoire, toujours – il y a peu j’ai jeté au feu tout ce qu’il restait de ce passé).
J’ai un toit sur la tête, donc.
J’ai à manger dans mon assiette. Et même dans mes placards. D’ailleurs, j’ai aussi des placards. Je le souligne, car ça ne fait pas si longtemps que ça.
Je me demande comment les SDF vivent "le confinement". Où sont-ils confinés, eux ? Quel est leur abri ? Leur toit sur la tête, où le trouvent-ils ? Que deviennent ceux qui mangent aux Restaus du Cœur ou à la Croix Rouge ? (fermés maintenant, en tout cas c’est ce que m’ont dit les personnes qui y vont habituellement).
Alors, oui, poursuis-je à ma tête : arrête de te plaindre. Tu es chez toi, puisque tu as la chance d’avoir un chez-toi. Tu es privée du superflu, tu t’en remettras. Tu en as vu d’autres, et des pires. C’est le moment d’être créative. Toi qui aspires depuis quelques temps à te détacher de tout, c’est le moment où jamais.
Je lève les yeux.
En face de moi, une photo prise le mois dernier, devant l’étang Grénetier. Je me sens bien, paisible. Je suis au bras de mon fils, le "beau géant", comme l’appelle mon amie Marie.
Nous sourions.
Pourtant, combien de larmes ai-je versées quand il est parti ! À ma décharge, nous sommes passés brutalement d’une relation très fusionnelle à une brisure nette et précise, paf ! Du tout au rien, une grande spécialité familiale.
C’est bizarre, je l’avais senti. Je l’avais senti tout de suite que cette fois, c’était la bonne. Ne me demandez pas pourquoi, mais vous savez, il y a des choses que l’on ressent et puis voilà. Sous des couverts de "Je pars quelques jours", je savais qu’il ne rentrerait pas, qu’il allait vers son destin, à un gros paquet de kilomètres de chez moi. J’avais des sanglots bloqués, de mes yeux jusqu’au plexus solaire. Dès la porte de chez Elle refermée sur lui, mes vannes ont lâché. Je me suis mise à pleurer, je me suis mise à pleurer toutes les larmes que je retenais depuis des jours, je me suis mise à pleurer tous les câlins qu’on ne se ferait plus, toutes les conversations qu’on ne se dirait plus, toutes les taquineries qu’on ne partagerait plus dans des grandes crises de fou-rire. Car mon fils, c’était ça aussi : grand pourvoyeur de rire devant l’Éternel. Et d’un seul coup, ses bras autour de moi, ses bras de fils mais des bras d’homme, aussi - ses bras disais-je, m’avaient manqué dans un mal lancinant.
Alors j'avais pleuré puisqu’il n’était plus là pour le voir, j'avais pleuré puisqu’il n’en saurait rien, j'avais pleuré et je pleurais tellement que j’avais la sensation que jamais, jamais je n’allais pouvoir m’arrêter. Je me suis vidée, vidée de tout, vidée de lui. Ça a duré un jour. Ou un mois. Ou une éternité.
J’avais la sensation que ma vie s’était arrêtée.
Et je nous regarde maintenant, tous les deux. On sourit. Lui dans son bonheur d’homme amoureux, moi dans ma jolie vie avec mon toit sur la tête et mon assiette remplie. Toujours autant de kilomètres entre nous, mais plus de larmes, sauf celles, peut-être, de se retrouver mieux.
C’est une des choses que son départ m’a appris : on ne sait jamais rien des choses, on ne sait jamais ce que la Vie nous réserve, cette Vie qui a tellement, tellement, plus d’imagination que nous.