Message provisoire (2)
Pour commencer, j’ai beaucoup pleuré.
Ensuite, je me suis un peu reprise, cela semblait aller.
Puis de nouveau je me suis remise à pleurer, mais cette fois, avec colère. Beaucoup de colères. Des colères venues on ne sait d’où, des colères enfouies, les choses qu’il faut qu’on accepte et qui nous reviennent en pleine face, comme un boomerang.
Bien sûr, je reste dans la gratitude. C’est un chemin que j’ai emprunté depuis quelques temps déjà, bien avant le confinement. Et c’est la moindre des choses d’être reconnaissante de ce que j’ai, de ce dont je jouis, que cela m’ait été accordé par les choix que j’ai faits, ou pas, suivant la façon dont on se place.
Donc ma journée, à quelles rares exceptions près, commence dans la gratitude.
Puis, la réalité.
Depuis le début j’essaie de ne pas penser. Enfin, je veux dire.. Je n’ai pas vu mon aînée depuis Noël. La seconde ayant eu la bonne idée d’être née début mars, on s’était vues ce jour-là, seulement nous, elle ne voulait pas passer sa journée d’anniv toute seule et ce n’était pas encore le confinement.
Mon fils et ma nouvelle fille, c’était février. Mes petits-enfants aussi.
Quand, dis, quand ?
Mais non. Il ne faut pas y penser. Le principal est qu’ils restent en bonne santé. Merci.
La colère, c’est à cause de tout ce dont je me sens amputée. Ce n’est la faute de personne, c’est ma vie, celle que mes parents, ma famille, mes ancêtres m’ont donnée, celle que je me suis faite, aussi.
Mais ma vie a commencé, ma vie à moi je veux dire, elle a commencé il n’y a pas si longtemps. J’avais cinquante ans, peut-être ? Je me demande si ce n’est pas depuis que je suis en sursis, depuis ce fameux jour où j’ai failli mourir, et où, grâce à une infirmière anonyme qui passait dans le couloir à ce moment-là, j’ai été sauvée. Le jour de mes quarante-huit ans.
Dans la foulée, j’ai commencé à dire non. Petit à petit, sans même m’en rendre compte, je me suis même mise à dire "j’existe". Enfin, à le crier, plutôt (les portes dégondées s’en souviennent).
Il y a des choses que les gens ont du mal à entendre, parfois.
Et par le fait, je me suis mise à exister. Oh, rien d’extraordinaire. Je n’ai pas mis, comme ma sœur, huit cent kilomètres entre nos parents et moi, en laissant tout, absolument tout, derrière moi. Je n’ai aucun mérite, je n’aurais jamais pu faire comme elle.
Mais j’ai mis des petits pas. Des petits mots.
Des petites choses.
J’ai réalisé que finalement, je n’étais pas si inintéressante que ce que ma vie d’alors me faisait croire. Au contraire, je m’amusais drôlement bien avec moi, je ne m’ennuyais jamais en ma compagnie et je ne me disputais pas ensemble. Quelle découverte !
C’est à ce moment-là que j’ai commencé à me prendre par la main et à me sortir, au lieu de ne sortir que les autres. Je ne dis pas que je regrette d’avoir été la fille, la sœur, la maman, grand-maman que j’ai été, bien sûr que non. Mais était-ce vraiment indispensable de me nier à ce point ?
Julie, peut-être ? Julie, cette ancêtre que tous les miens se sont appliqués à faire disparaître de la mémoire familiale, comme si elle n’avait jamais existé ?
Brandissant ce prétexte comme un étendard, je suis passée à côté de ma vie pour réhabiliter la sienne. Sans doute était-ce une étape nécessaire, sans doute n’y avait-il pas d’autre choix que d’en passer par là. Il fallait que mes filles sachent. Une femme qui existe, ça existe !
Un boulet en moins à traîner.
À présent : "Regarde devant, sinon tu vas tomber".
Mon temps est compté.
À partir d’un certain âge, notre temps est compté à tous, on est bien d’accord. Notre temps compte. Les petits bonheurs, les petits plaisirs, et à fortiori les grands, ça compte. C’est de ceux-là dont le contexte actuel nous prive. C’est dur. C’est très dur. Pour certains, certaines, c’est insoutenable.
Qu’ajouter ?
Rien.
Alors sinon, j’ai décidé de me mettre au yoga. Enfin je veux dire, d’en faire à la maison, un peu tous les jours. Ça tombe bien, j’ai toujours pris des notes après les cours de yoga.
D’ailleurs, l’autre jour, je relisais mon cahier de 1982. 1982, purée ! lol (À vrai dire, au départ, je confondais le yoga et le Kama-Sutra, et quand je m'y étais inscrite, c'était dans l'espoir d'y apprendre toutes les positions du tagada).
Je suis tombée sur des notes que j’avais oubliées, une relaxation à deux, Trépidation japonaise que ça s’appelait, tout un programme ! Il faut dire qu’en plus, j'ai commencé le yoga avec un prof beau comme un dieu, un truc à peine tu le regardes tu décides de l'épouser ! Je le gobais des yeux et des oreilles, et quand il venait vers moi en faisant son Om du bout de ses lèvres sensuelles, je le trouvais tellement canon que c'était à se demander s'il n'allait pas tirer. (Enfin, c'est une image, bien sûr ..)
Et vous ? Comment tenez-vous le coup ?