Deux cent soixante-dix jours (J-6)
Vous connaissez la scène du film "L’étudiante" où Sophie Marceau fait une prestation très émouvante devant un jury de professeurs super sérieux ? eh bien l’oral du concours pour entrer à l’École Normale c’était ça.
Imaginez une nana de 14 ans complètement tétanisée devant plusieurs profs qui ont l’air d’avoir avalé une encyclopédie de travers et qui ne lâchent pas une syllabe. La salle est immense, le parquet grinçant sent la cire. Il y fait un froid glacial et dès qu’on ouvre la bouche ça résonne, c’est terrifiant.
Imaginez la nana, comment elle tremble, tellement elle l’a attendu, ce moment. Ça fait plus de neuf mois, plus de deux cent soixante-dix jours qu’elle l’attend.
Son père sait qu’elle veut devenir "maîtresse d’école", alors il ne la lâche plus : des milliers d’heures à bosser tous les soirs, souvent même une partie de la nuit, des milliers de larmes versées tout au long de cette année de 3e dont elle gardera un souvenir horrible, tout ça rien que pour cette poignée de minutes-là : le quart d’heure qui va donner un tournant décisif à son existence : soit elle est reçue au concours, et sa vie change du tout au tout.
Soit elle est recalée, et ...
C'est ainsi que je me suis retrouvée dans ma nouvelle vie pour 5 années (trois jusqu'au bacc + deux de formation professionnelle), 5 ans que je n'ai pas vu passer, 5 ans d'amitié, de tendresse, de rigolades, de LI-BER-TÉ. Je ne connaissais pas la liberté, je ne l'avais jamais expérimentée, c'était totalement grisant. Il n'y avait plus personne pour m'obliger à, pour m'empêcher de, pour m'interdire quoi que ce soit. Au lieu de cela j'étais entourée de chaleur, d'amour, une certaine forme d'amour que je n'avais jamais connu ..
Nous étions une vingtaine dans la classe, toutes internes sauf une (avec qui par la suite j'ai fait les 400 coups ! le mur, du stop jusqu'à Paris et retour au petit matin … mes parents ne l'ont jamais su !)
Plusieurs rites s'étaient mis en place. Le soir au retour du réfectoire, dans la chambre de Patou qui jouait de la guitare nous nous rassemblions et chantions sur les accords de Moustaki, Brassens, .. Marie-Françoise, elle, s'occupait de nos mimines, limer les ongles, vernir, et puis soupirer après sa Dordogne qu'elle ne retrouvait que pendant les vacances scolaires car à cette époque, peu d'Écoles Normales en France !
Dans la chambre de Dany qui avait amené son électrophone, nous écoutions des 45T et dansions le rock dans le couloir tous les soirs ! (en tout cas, moi oui !)
Après l'extinction des feux (21 heures), les disserts par groupes de deux-trois dans la chambre de l'une ou de l'autre, à la lueur d'une bougie ..
Et puis il y avait les anniversaires. Je suis du mois de juillet, et comme j'avais eu la mauvaise idée de naître pendant les vacances scolaires, les filles avaient décidé de me fêter mon anniv en décembre ! Logique !
Pour ce premier anniversaire dans ma nouvelle famille, nous étions toutes réunies dans la chambre de Dany, et elle avait amené ce disque qui, cinq décennies plus tard, me donne toujours autant de frissons ..
Pour tous les enfants de par le monde entier
Dont les pays sont en guerre plus souvent qu'en paix
Je déclare la trêve pour quelques instants
En qualité de Président des moins de vingt ans
Même si mon Etat n'a qu'un ambassadeur
Qui s'appelle l'Amour que j'ai dans le coeur
Et même si mon sceptre n'est qu'un petit hochet
Respectez-le car maintenant c'est : Noël
En avant-première la paix autour de moi
Au journal du soir la paix plus loin que ça
Pour en revenir à ce que je disais
La trêve car maintenant c'est : Noël...
Cinq décennies, et où est la trêve de Noël ? Cinq décennies, et qu'est-ce qui a changé ?