Si peu de chose
‘‘Mais t'es folle de te promener toute seule dans ces endroits déserts ! "
En plus d'être folle je suis une solitaire, et le moins qu'on puisse dire c'est que la pandémie n'arrange pas les choses.
Aussi, personne ne va patauger dans la boue, pas plus lorsque les chemins sont secs, alors, hop hop, à peine les champs en vue, je retire mon masque. Je sais, c'est vilain, je ne devrais pas, si je croise la gendarmerie à cheval j'aurai une amende, mais franchement, combien de risque y a-t-il que des gendarmes viennent marcher dans la boue pour sanctionner une folle toute seule dans ses bottes même pas de pêcheur ?
Marcher me fait du bien, la nature aussi, je suis en plein sevrage de beaucoup de choses, dont la natation, j'essaie de ne pas y penser mais parfois ça revient, surtout le soir puisque je n'ai pas eu ma dose, parfois ça me paraît si difficile que j'en pleurerais, puis après j'ai honte, j'ai honte parce que c'est rien, si peu de chose, en même temps le bonheur c'est juste ça, des riens et des peu de chose..
Je ressens à tort ou à raison une privation de liberté, puisqu'il faut apprendre à vivre en se réfrénant sur tout, sur les petites choses justement, les sourires qu'on ne voit plus que dans les yeux (ou pas), les bisous et les câlins, se voir se réunir se serrer. J'ai été élevée dans une famille qui avait l'esprit de famille, enfin je parle de celle de ma mère, mon père non, il y avait eu tellement de drames, tellement de choses dont on ne parlait pas, et celles dont on parlait étaient toujours les mêmes, elles dataient de la guerre, mon grand-père et son fils aîné s'empoignaient, lui le fils ne pardonnait rien, que ne pardonnait-il pas ? pas la moindre idée, mais jamais il n'a pardonné, jamais, il y a toujours eu cette haine, ces cris, et je me terrais dans mon coin et je pleurais tellement j'avais peur de ces deux hommes, mon grand-père et son fils, quand toujours ils se criaient dessus avec leur monstrueuse voix.
Maman a réconcilié le fils cadet, mon père, avec le sien, elle a tout recollé avec des bouts d'amour, des assiettes pleines, c'était sa générosité, et mon père qui l'aimait a tout bien fait comme elle a dit, ou alors il s'est dit "Ça peut être ça une famille ? Autre chose que se taire tout seul dans un grenier froid, que des cris, que des coups, que des nœuds au cœur ?"
Et Papa a pardonné, et Papa a appris à aimer, jour après jour, année après année, m'offrant du même coup des grands-parents qui m'ont adorée.
Alors forcément, maintenant que les réunions familiales sont limitées, et que même, on compte en nombre de foyers, je repense au nôtre, celui de ma famille, composée de celle de ma mère, de celle de mon père et de tous ceux qui passaient par là. Je repense aux tables immenses, aux rires lancés au ciel à pleines mâchoires, aux chansons de l'arrière-grand-mère qui n'était même pas mon arrière-grand-mère et à son fils qui n'était pas non plus mon grand-père, et on dansait, et on riait, et on oubliait le gris et les coups et le brun*, et c'était bien, c'était de l'amour et c'était de la vie.
Qu'aurait été la mienne si mes parents ne s'étaient pas aimés ?
* Depuis mes échanges tel avec mon cousin du Nord j'apprends des façons de parler chti, dont celle-ci : "être dans le brun" (ou quelque chose comme ça :-))